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« Maître Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l’odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
Et bonjour, Monsieur du Corbeau,
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois.
À ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie,
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le Renard s’en saisit,
et dit : Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute.
Le Corbeau honteux et confus
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.
« 

J’ai suivi pendant 3 ans les cours de Jean-Laurent Cochet, éminent professeur de théâtre, où j’ai beaucoup appris. Il fondait son enseignement sur les Fables de la Fontaine, car pour lui tous les sentiments humains, toutes les situations y sont présents.

C’est une sagesse profonde et très « franche », directe, lucide, violente parfois, comme la Nature peut l’être. Nous sommes très loin de la sagesse un peu mièvre des spiritualités orientales adaptées à notre bourgeoisie occidentale : on y trouve quelques conclusions comme : « Il faut faire aux méchants guerre continuelle », « la raison du plus fort est toujours la meilleure », « selon que vous soyez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir… » .

Mais c’est en écoutant une interview d’Hervé Priëls, sur son livre Le langage secret des Fables de la Fontaine, (que je n’ai pas encore lu), que je me suis intéressé à la dimension hermétique (ou alchimique) des Fables. Et j’ai trouvé (sauf mon respect) que notamment, en tous cas lors de l’interview, sur la Fable du Corbeau et du Renard par exemple, il n’allait pas assez loin.

En fait, donc, (et je pense que la Fontaine était tout à fait conscient de ce sens caché) les trois Œuvres y sont présents :

Le Corbeau étant l’Œuvre au noir, le Fromage l’Œuvre au blanc, Le Renard l’Œuvre au Rouge. La Fable parle précisément du passage de l’Œuvre au blanc à l’Œuvre au rouge, connu pour très difficile par les hermétistes.

Le Corbeau, antimoine ou Œuvre au noir

Le Corbeau est noir comme la matière première que l’Alchimiste travaille, l’antimoine. C’est une pierre pleine d’impuretés, de scories, d’éléments qu’il faut en premier temps dissocier (« Tu sépareras le subtil de l’épais »…). Dans les voies spirituelles cela donnes les ascèses, le jeûne, les privations diverses… Tout ce qui va nous permettre de nous délester de nos penchants maladifs.

Le Fromage, L’Œuvre au Blanc, la Vertu acquise

A mesure que le composé se purifie, la Lumière spirituelle y entre : cela donne l’Œuvre au blanc. C’est la pratique des vertus. On se sent léger, comme un peu au-dessus du monde. C’est le fruit d’un travail sur soi intense (le corbeau le tient haut dans son bec, ce dernier pouvant désigner l’alambic de l’alchimiste). Cette vertu rend agréable, rayonnant. On aurait comme envie de la manger.

L’Œuvre au Rouge, le retour à la Matière

Mais ce n’est pas fini. Beaucoup de spiritualistes, yoghis, s’arrêtent là. Ils ont travaillé sur eux pendant des années, ont jeûné, prié… Ils ont fait des pèlerinages, des stages intenses de médiation… Leurs désirs semblent moins forts, ils sentent qu’ils ont monté en vibration… Je pense que c’est une étape importante, mais souvent y apparaît un vice des plus puissants, l’Orgueil. On se croit un demi-dieu au-dessus des contingences. On fait la leçon à tout le monde. « Moi je ne fais pas de politique, je suis trop bien pour ça… Je ne fais pas de démarche commerciale, c’est mal de se vendre… Je ne fornique pas, je n’en ai pas besoin… » On ne mange plus de produits animaux… Bref, on ne s’assume plus en tant qu’humain. Et on ne supporte plus rien, on fuit constamment.

Le problème, c’est que, s’il reste trop longtemps en haut de la branche, le fromage finit par moisir. On devient un vrai tyran, rien ne va jamais… On se jette dans l’erreur pour ne pas avoir à assumer ses contradictions, on fait l’inverse de ce qu’on prétendait au départ…

Comprend-on bien cette phrase , « Rends à César ce qui est à César. » ? Rendre à la matière ce qui lui appartient, à l’humain ce qui est de sa dimension. Nous ne sommes pas des Anges, nous devons gérer ce monde avec les humbles moyens dont nous disposons.

Je rappelle tout de même que La Fontaine était un libertin… (Ses Contes libertins sont très amusant notamment). C’est à dire pas certes un débauché, je pense que ses responsabilités ne le permettaient pas, mais un amateur de femmes… Comme un homme en bonne santé et admirant la Nature peut l’être. J’imagine qu’en fréquentant les jansénistes il avait dû un peu se « lasser » de leurs tendances un peu trop à s’élever au-dessus des choses de ce monde…

C’est ce retour au Réel qui constitue l’Œuvre au Rouge. On retombe de l’Arbre (de la Connaissance), on retrouve sa condition animale, pulsionnelle. Sauf qu’avec la Sagesse précédemment acquise on pourra l’aider à changer de nature, à se diviniser.

C’est très difficile, car il faut accepter de lâcher sa vertu. Qu’elle tombe dans l‘athanor, le four (la gueule du Renard), pour y être travaillée. Comme le Corbeau lâche son Fromage, donc. Or comment fait-il : il chante, c’est à dire qu’il ouvre son Cœur. Par l’ouverture du Cœur, on peut aller au-delà de la morale qu’on s’était bâtie jusqu’à lors, laquelle devient obsolète. Là tout change et la nature de notre vie change. Il ne faut pas avoir peur de se souiller. J’ai mis pas mal de temps à comprendre cela.

Sans quoi, à un moment ou un autre, on sera humilié, c’est-à-dire ramené à l’humus, à la terre, à notre nature humaine.

« Humains, trop humains » disait Nietzsche. Pourtant, à force de vouloir être un demi-dieu, il est devenu fou.